La Syrie et la Libye ne sont que deux exemples de la manière dont le dirigeant russe a encerclé l’Occident.
Lorsque la Russie est entrée dans la guerre civile en Syrie en septembre 2016, le secrétaire d’État américain à la Défense, Ash Carter, a prédit une catastrophe pour le Kremlin. Vladimir Poutine « jetait de l’huile sur le feu » du conflit, a-t-il dit, et sa stratégie de combattre ISIS tout en soutenant le régime d’Assad était « vouée à l’échec ». Deux ans plus tard, Poutine est sorti triomphant et l’avenir de Bachar al-Assad est assuré. Ils vont bientôt déclarer leur victoire sur ISIS dans le pays.
Ce lamentable échec est dû a notre cynique effort pour installer un régime sunnite à Damas en adoptant la stratégie des années 1980 en Afghanistan. Nous formerions, financerions et armerions des djihadistes, étrangers et du pays, en partenariat avec les despotes arabes du golfe Persique. De cette manière, nous priverions la Russie de son unique base navale en eaux chaudes, Tartous, sur la côte méditerranéenne de la Syrie. Dans le processus nous créerions un tampon entre l’Iran et son mandataire basé au Liban, le Hezbollah, pour diviser l’axe chiite anti-Israël. Et nous marginaliserions encore plus le Liban en étendant l’influence de nos alliés sunnites du Golfe plus profondément dans le Levant à partir du Liban. Un demi-million de Syriens ont été massacrés, conséquence de ce schéma saugrenu, qui, géopolitiquement, a abouti à l’exact opposé du résultat attendu.
Poutine, cependant, avait capté la réalité dès le début. Contrairement aux Afghans, les Syriens ordinaires étaient habitués à vivre dans une culture libérale et diverse qui, tout en étant politiquement répressive, défendait la coexistence religieuse pacifique. La plupart d’entre eux étaient nerveux de voir leur pays transformé en une théocratie wahhabite. Assad, malgré toutes ses erreurs, était le tampon entre eux et le carnage fratricide. Ils sont restés avec le diable qu’ils connaissaient et il n’y a pas eu de révolution populaire contre Assad – rien de comparable au soulèvement de Tahrir qui a chassé le dictateur égyptien haï Hosni Moubarak. Les manifestations de millions de personnes à Damas étaient en faveur du régime. Pour les deux tiers de la population syrienne qui vit maintenant dans les zones du pays contrôlées par le gouvernement, Assad est plus populaire que jamais et Poutine est un héros.
Rien d’étonnant si Poutine s’est dernièrement moqué de Washington pour « ne pas connaître la différence entre l’Autriche et l’Australie ». La même accusation pourrait, hélas, être formulée contre les dirigeants de l’OTAN en général. Lors d’une réunion à l’ONU le mois dernier, le groupe au nom orwellien des « Amis de la Syrie » – l’alliance occidentale et des pays du Golfe qui a déchaîné le djihad – a déclaré qu’il ne s’engagerait pas dans les efforts de reconstruction jusqu’à ce que (selon les mots de Boris Johnson), il y ait une « mise à l’écart » politique d’Assad. Mais quelques semaines plus tôt, une importante conférence internationale sur la reconstruction avait eu lieu à Damas. Pendant celle-ci, Assad avait exclu l’attribution des contrats de plusieurs milliards de dollars aux pays occidentaux et arabes hostiles au motif qu’ils avaient détruit son pays. La Syrie chercherait plutôt à l’Est, et en particulier en Russie, en Iran et en Chine. Moscou s’occupe déjà d’expédier par bateau des milliers de tonnes de matériel et plus de 40 pièces de machines de construction – y compris des bulldozers et des grues – en Syrie, qui ne veut pas ou n’a pas besoin de notre aide.
L’incapacité à reconnaître et encore moins à affronter le rôle régional croissant de la Russie derrière la Syrie a été mis en lumière de la même manière pendant un voyage tourbillon que Johnson a fait en Libye en août. Il y a eu une brève rencontre avec l’homme fort laïque Khalifa Haftar, un ancien général de l’armée de Kadhafi, dont les forces dominent actuellement l’est de la Libye – y compris Benghazi et la plus grande partie des champs pétrolifères importants du pays. Ce dernier est déterminé à s’emparer de Tripoli et il le fera probablement. Haftar a des liens avec Moscou qui remontent au début des années 1970 et il est dans la poche de Poutine depuis au moins deux ans, rencontrant régulièrement des responsables russes comme sur un porte-avion au large de la côte méditerranéenne. Une semaine avant de serrer la main de Johnson, Haftar s’est rendu à Moscou pour avoir des discussions poussées avec des responsables important des ministères de la Défense et des Affaires étrangères. Elles ont cimenté des plans pour faire passer la Libye divisée à un État sous le contrôle de Haftar en tant que ministre de la Défense tout puissant, avec l’aide directe de l’armée russe. Le Kremlin a déjà déployé des troupes et des avions de chasse en Égypte occidentale pour rejoindre ce pays et les Émirats arabes unis, qui soutiennent aussi Haftar dans son combat unificateur contre les islamistes. Comme en Syrie, pendant des décennies avant la chute de Kadhafi, la Russie était le plus grand fournisseur d’armes de la Libye et son allié international le plus étroit, et Moscou a longtemps visé une base navale sur la côte libyenne pour compléter la sienne (aujourd’hui renforcée) à Tartous. Compte tenu de tout cela, quand Johnson a suggéré que Haftar pourrait avoir « un rôle à jouer » dans toute réconciliation politique future, tout en insistant pour qu’il respecte un cessez-le-feu négocié à l’échelle internationale, celui-ci a dû avoir de la peine à se retenir de rire.
La Syrie et la Libye, cependant, ne sont que deux exemples montrant comment la Russie encercle l’Occident dans sa détermination à parvenir à un statut de superpuissance au Moyen-Orient. Poutine vient de conclure un accord avec la Turquie – qui a la deuxième plus grande armée de l’OTAN – pour lui vendre son système de défense aérienne le plus avancé, le S-400. (Les S-400 ont déjà été déployés en Syrie, alors qu’on a donné à l’Iran le moins avancé mais redoutable S-300). Peu après que la Russie est entrée en guerre en Syrie, la Turquie a abattu un de ses avions. C était une tentative délibérée du président Erdogan de provoquer une guerre plus large, et il a été furieux que Poutine, par une campagne de bombardements impitoyable, ait mis fin à son soutien aux fantassins d’ISIS en Syrie et à sa fourniture de pétrole du califat. (L’OTAN avait ignoré toute cette duplicité dans l’espoir qu’ISIS affaiblirait Assad.) Cela témoigne des capacités diplomatiques extraordinaires pour lesquelles la Russie et la Turquie se congratulent réciproquement comme jamais auparavant. Et sous les auspices russes, la Turquie travaille avec l’Iran et l’Irak pour contenir les retombées du référendum sur l’indépendance kurde.
Lorsque le roi Salmane est arrivé à Moscou cette semaine, c’était la première fois qu’un dirigeant saoudien faisait une visite officielle en Russie – mais seulement la dernière de plus de deux douzaines de rencontres en tête à tête de Poutine avec des dirigeants moyen-orientaux. La Russie, bien sûr, n’est pas l’Union soviétique, et il est facile de comprendre pourquoi les Saoudiens et les autres tyrannies du Golfe croient qu’elles peuvent faire affaire avec un dirigeant autoritaire comme Poutine. Il partage leur mépris pour la démocratie occidentale ; et, contrairement à ce qui arrive à celui qui habite la Maison Blanche, c’est un homme de parole, il promeut la stabilité et non le chaos, et il n’a pas d’agenda compliqué pour les droits de l’homme.
Au programme saoudien à Moscou : la montée de l’Iran en tant qu’acteur régional dominant, les zones de désescalade en Syrie et les milliards de dollars de ventes d’armes russes et d’investissement économique mutuel direct. Riyad est encore outragée que l’administration Obama ait accepté un accord nucléaire avec l’Iran, le rival des Saoudiens pour l’hégémonie régionale, et elle boude à cause de la débâcle en Syrie. Ils n’ont que la Russie pour la transformer en un effort pour limiter l’influence de Téhéran en Syrie. Pour la même raison, le Premier ministre israélien Netanyahou a rencontré Poutine. Pendant l’une de ces rencontres, il était presque en pleurs lorsqu’il a prié, comme les Saoudiens, de freiner l’Iran et le Hezbollah, qui cherchent la destruction de l’État juif.
Dans un effort désespéré d’arrêter la prise de pouvoir de Poutine en cours, l’administration Trump dénoncera presque certainement l’accord nucléaire avec l’Iran le 15 octobre, bien que l’Agence internationale de l’énergie atomique, l’UE et l’ONU soient persuadés que Téhéran en respecte les termes. Le but est de provoquer une confrontation militaire avec l’Iran, ou au moins de créer davantage de turbulences régionales pour affaiblir le Kremlin. Ce geste imprudent et injustifié lui mettra un bâton dans les roues, mais à long terme – comme l’intervention en Afghanistan, en Irak, en Libye et en Syrie – il est voué à l’échec.
Poutine a une longueur d’avance, après avoir réussi l’exploit diplomatique apparemment impossible de combattre avec le Hezbollah en Syrie tout en permettant à Israël de bombarder le Hezbollah et des cibles du régime syrien à l’intérieur du pays. La semaine dernière, une délégation de l’organisation terroriste palestinienne Hamas s’est rendue à Moscou pour discuter du processus de paix après sa réconciliation avec son principal rival le Fatah, à la suite d’une autre intervention directe de Poutine. Et on a dit à Netanyahou, bien que la Russie considère Israël comme un partenaire important, que l’Iran restera, quoi qu’il en soit, son allié indispensable. Poutine pourrait donc déjà avoir le levier diplomatique nécessaire pour faire baisser les tensions entre l’Iran et Israël, laissant une fois de plus Washington à l’écart et humilié. Pendant un moment, les conséquences des battements de tambour de Netanyahou appelant à la guerre contre l’Iran ont été inexistantes, et Moscou pourrait désormais donner le feu vert à l’Iran, à la Syrie et au Hezbollah pour déclencher les flammes de l’enfer contre l’État juif.
Il est facile de comprendre pourquoi Netanyahou tremble dans ses bottes, mais devrions-nous nous alarmer, en Europe, du triomphe de Poutine au Moyen-Orient ? Pas trop. Vous n’avez pas besoin d’être une groupie de Poutine pour reconnaître que ce n’est pas lui qui a lancé une invasion illégale après l’autre dans la région, laissant des millions de morts, de mutilés et de déplacés. Et il a non seulement ralenti le flux de réfugiés syriens sur notre continent, mais il a commencé à renverser la tendance. Un demi-million de Syriens sont retournés dans leur pays rien que cette année.
Alors qu’aucun camp n’a émergé les mains propres de l’une des guerres civiles les plus brutales de l’histoire moderne, il est aussi très encourageant qu’il y ait eu si peu de défections dans une armée majoritairement composée de musulmans sunnites (80% selon certains décomptes). Ils se sont battus contre des myriades de groupes djihadistes sunnites au nom d’un régime dominé par les alaouites, aux côtés de soldats russes horrifiés (contrairement à nous) par le carnage déclenché contre leurs coreligionnaires chrétiens et les milices chiites conservatrices envoyées par l’Iran et le Hezbollah, également déterminées à protéger leur propre secte. Vu la manière dont la Tunisie et la Turquie – deux pays musulmans historiquement laïques dans la région – embrassent rapidement l’islamisme, et comment la lutte interne entre sunnites et chiites continue à déchirer une grande partie du Moyen-Orient, la victoire du pluralisme et de la laïcité sur le malfaisant djihad wahhabite en Syrie est finalement réconfortante.
John R. Bradley
John R. Bradley est l’auteur d’ouvrages sur l’Arabie saoudite, l’Égypte et le Printemps arabe ; il a couvert le Moyen-Orient depuis deux décennies.
The Spectator
Traduction: Le Saker francophone