En pénétrant dans le gouvernorat d’Idleb, la Turquie cimente l’avenir de l’alliance entre Russie, Iran et Turquie.
Accompagnée de groupes de rebelles syriens, l’armée turque s’avance dans la province de Idleb, au nord-ouest de la Syrie, où elle va lancer l’opération d’élimination des diverses factions en cheville avec à Al-Qaïda qui s’y retrouvent.
On pourrait y voir là une agression – la Turquie profitant de la situation pour annexer d’autres territoires de son vieil adversaire Bashar el-Assad –, mais à mon avis, ce serait mal interpréter les événements.
Ces dernières semaines, le Président russe Vladimir Poutine a dit clairement que l’opération militaire russe en Syrie a pour but de restaurer l’intégrité territoriale du pays. Après s’être engagé à plusieurs reprises dans le processus de paix d’Astana, Erdogan serait le plus illustre benêt de la planète s’il pensait pouvoir se sortir d’une trahison de ce tonneau.
Mais, compte tenu de l’ancienne alliance entre les Turcs et de nombreux groupes sur le terrain de Idleb, la Turquie est le bras qu’il faut pour les éliminer. Comme le fait régulièrement remarquer The Saker, l’armée russe ne dispose pas sur place de la puissance de projection permettant d’atteindre cet objectif. Et, occupée à libérer la région à l’est de l’Euphrate, l’armée arabe syrienne ne l’a pas non plus.
En menant cette opération en ce moment, la Turquie fait en sorte d’accélérer le règlement de la guerre en Syrie. Erdogan obtiendra-t-il une énorme récompense de Poutine grâce à cela, et abandonnera-t-il ses rêves néo-ottomans ? Oui. Est-ce que la Turquie reçoit des systèmes de missiles défensifs S-400 russes ? Oui.
Je suis certain que les accords entre Poutine et Erdogan vont bien au-delà de cela, d’autant plus que la Turquie est maintenant en plein démêlé diplomatique avec son partenaire otanien, les États-Unis.
Le non-choix de la Turquie
En choisissant de contenir les Kurdes, plutôt que de rester fidèles à l’OTAN et favoriser ainsi l’indépendance kurde, la Turquie a fait le choix de soutenir la Russie et la stratégie iranienne en Syrie. Dès que ce choix a été fait, au début de l’année dernière, tout a découlé de cette décision.
Erdogan sait à présent que la Turquie n’a plus d’avenir en tant que membre de l’OTAN, et il ne tente même plus de sauver les apparences. Les États-Unis ayant dans son esprit soutenu contre lui la tentative de coup d’État de juillet 2016, pour lui, ils ont perdu toute crédibilité et autorité. Tout ce qu’il reste aux Étasuniens, c’est de se faire sortir à coups de pied de la base aérienne d’Incerlik.
Je suis sûr que les armes nucléaires ont été déménagées depuis belle lurette.
Mais, ce faisant, cela veut dire que les intenses pressions diplomatique et financière étasunienne vont s’abattre sur la Turquie. Hier, suite à la nouvelle de la suspension des visas par les États-Unis, la livre turque a chuté dès l’ouverture des marchés. L’économie turque est déjà affaiblie.
Les États-Unis vont appuyer là-dessus de toutes leurs forces. Il faut s’attendre à ce que les agences de notation fassent le nécessaire pour déprécier la qualité de la dette, pendant que les spéculateurs commencent à attaquer non seulement les marchés des changes, mais aussi les marchés boursiers et obligataires.
Tant que la Turquie ne sera pas expulsée sommairement de l’OTAN, il est probable que les États-Unis ne la sanctionneront pas. Mais, le nouveau régime de sanctions, visant les individus plutôt que le pays, viendra par la suite.
Mais, croyez-moi, Poutine et Erdogan savent tout cela. Si vous pensez que Poutine n’a pas préparé Erdogan à cette éventualité, vous êtes bien naïf. Il suffit de dire que la Turquie recevra tout le soutien russe, chinois et iranien contre toute tentative visant à mettre en faillite son économie et à fomenter de nouveaux troubles civils pour évincer Erdogan.
On se souvient qu’en blanchissant son or, ce sont des banques turques qui ont permis aux Iraniens d’interagir avec le reste du monde, entre leur expulsion de SWIFT, au moment du régime de sanctions de 2012, et la signature du plan d’action global commun (JCPOA) l’an dernier.
C’était l’autre face des « brutales mesures de répression contre la dissidence » turque, la révocation des agents de la cinquième colonne se trouvant dans ses propres institutions, dans les médias et l’armée. Dans un monde en route vers une guerre de grande ampleur, tout le monde est l’agent de la puissance étrangère qu’il faut contrôler.
Cela ne décharge pas Erdogan de ses crimes, mais plutôt de la réalité à laquelle il fait face. L’éthique de la situation fera l’objet d’un autre débat.
Le moment de Trump sur la Turquie
À certains égards, l’insistance de Trump à vouloir dénoncer l’accord nucléaire iranien, est un autre moyen de faire pression sur les Turcs. Cela les mettra dans la situation d’aider à nouveau l’Iran croulant sous les sanctions, comme je l’ai mentionné ci-dessus.
La Turquie permet à ses banques d’utiliser l’or comme réserves d’échange, et c’est ainsi qu’elle a auparavant aidé à blanchir des milliards de dollars dans les ventes de pétrole iranien entre les deux pays.
Mais, le monde a bien changé ces dernières années. L’Iran a désormais bien plus d’amis, beaucoup étant en Europe occidentale. La Russie et la Chine ont les moyens de remplacer la messagerie SWIFT. Des milliards circulent chaque jour sur les marchés des cryptodevises digitales ; et anonymement !
Afin d’amoindrir les effets d’un autre régime d’exclusion du système SWIFT et d’isolement économique, il y a désormais là-bas littéralement des dizaines de moyens assurant la libre circulation des capitaux à travers les frontières.
Si personne ne se précipite pour expliquer cela à Donald Trump, ça aidera à stimuler la mise au point d’une encore plus grande kyrielle de systèmes de paiement internationaux et hâtera l’anéantissement de la capacité étasunienne à dicter sa politique au monde grâce à son pouvoir financier.
Si vous voulez savoir pourquoi l’establishment étasunien est si furax en ce moment, c’est qu’avec l’opération turque, son « échec (en Syrie) est complet », comme dit Dark Vador.
L’entrée de la Turquie à Idleb inaugure la prochaine phase de rééquilibrage géopolitique, et l’Arabie Saoudite faisant des courbettes à Moscou le week-end dernier, indique clairement que la nouvelle alliance entre Russie, Turquie et Iran échappe totalement à la domination étasunienne.
Russia Insider, Tom Luongo